LADISLAS COMBEUIL
Antoine Reguillon
« Paysages avec figures absentes »
Résidence de Dompierre sur Besbre, 2023.
Le projet de Ladislas Combeuil pour la Résidence de Dompierre sur Besbre fait référence au livre éponyme de Philippe Jacottet (1970) qui évoque la puissance des paysages libérées de toute présence humaine, mais aussi, dans l’art, les représentations de la nature qui relèguent la figure humaine au second plan laissant une plus large place à l’introspection et à la contemplation des différents éléments qui composent un paysage.
L’intention de Ladislas Combeuil pour l’exposition est aussi de révéler les qualités propres de lumière et de volumétrie qui singularisent l’espace d’exposition. Dans ce projet l’espace physique fait partie intégrante de la proposition. Il en est l’élément central à partir duquel se construit l’articulation et la mise en scène de trois pièces de grand format qui l’occupent.
L’installation est ainsi composée de trois éléments qui se répondent et composent un « paysage » à parcourir physiquement tout autant qu’à observer à distance. Sur le mur latéral, face aux grandes fenêtres de la galerie, un polyptyque (Seuil) composé de 72 panneaux rabotés et peints se donne à voir au visiteur et impose au regard sa dynamique visuelle faite d’un motif bleu imprimé et répété qui laisse entrevoir la matière bois qui lui sert de toile de fond. La conjugaison des deux médiums (peinture et relief) et la juxtaposition des panneaux entraînent un mouvement du regard et produisent une intense sensation vibratoire et optique. A cet ensemble répond une série d’une douzaine de peintures sur miroir, L’écart, qui reprend le même motif (peint en blanc) et se présente sur le mur du fond. Là encore, la perception est mise en mouvement par la présence en creux du spectateur et de l’espace reflétés dans l’œuvre, mais aussi par l’accumulation du motif imprimé, à la fois vecteur et obstacle, qui vient partiellement obturer notre vision tout en l’activant. Enfin, le troisième élément se compose d’une pièce en volume, Les parpaings, constituée d’une soixantaine de sculptures qui se répartissent dans l’espace pour le baliser et ainsi composer un « paysage » ouvert et décentré que l’on ne peut saisir qu’à partir de plusieurs points de vues. Par cette mise en espace qui incite au déplacement et privilégie la continuité et la globalité, le spectateur en recherche constante de points de vue et partiellement intégré dans l’exposition par le jeu des reflets, devient la figure absente de ce vaste paysage recomposé.
Pierre Truchot, 2022
J’aurais préféré écrire « I would prefer not to »
Technique, travail, fatigue : de l’ouvrage à l’œuvre.
Des feuilles blanches sans quadrillage ni lignes. Une centaine de feuilles au format 21 x 29,7 cm, plus communément appelé format A4. Un portemine, sans doute de la marque critérium, un instrument ordinaire pour écrire ou dessiner dans lequel l’artiste a placé une mine de taille 0,7 : ni trop fine ni trop épaisse. Voilà pour les matériaux qu’il faut conserver à portée de main, au cas où il y aurait un peu de temps à combler pour créer l’ouvrage.
L’ouvrage ne désigne pas uniquement le livre à venir mais aussi tout un ensemble d’actes coordonnés grâce auxquels l’artiste met quelque chose en œuvre, effectuant soigneusement et sérieusement son travail. De l’ouvrage à l’œuvre il y a cent pages, toutes remplies de la même phrase : I would prefer not to, autrement dit je préférerais mieux pas ou quelque chose comme ça.
Se saisir du critérium, préparer la mine, toujours l’essayer sur la même page, trouver la page à finir ou à commencer, bien appuyer sur la mine afin qu’une trace lisible (ou pas) s’inscrive sur le papier. Un drôle de travail, mine de rien, mais un travail tout de même puisque sa finalité est de produire une œuvre. Un travail intentionnel. Un labeur fatigant qui consiste à reproduire cette même phrase vers un infini possible. La fatigue, cependant, ne gêne pas le travail ; au contraire, la tâche exige cette fatigue puisqu’en recopiant cette même sentence, il n’y a pour le copiste rien à penser. Juste écrire sans que l’intelligence s’en mêle et justement, c’est lorsqu’on est fatigué que les digues de l’intelligence commencent à se fissurer, laissant passer autre chose que des idées ou des pensées préconçues. I would prefer not to est donc l’ouvrage de la lassitude au travail, la fatigue aidant ayant fait son œuvre.
J’imagine fort bien l’artiste qui vient d’achever la centième page de son ouvrage, le travail de la fatigue s’est déployé jusqu’à son terme, ce travail accompli a disparu avec l’ultime tracé du dernier mot mais ce qui n’a pas disparu et qui est appelé à durer est précisément l’œuvre qui reste. Tel est le propre d’ailleurs d’une œuvre d’art : s’inscrire dans une durée pour mieux résister au temps. Endurer le travail de la fatigue pour créer une œuvre durable : tout un projet. Ce livre est le résultat de ce projet et de fait, s’il est étonnant il est loin d’être ridicule. L’artiste n’avait pas l’objectif de « tenir » cent pages en recopiant toujours la même phrase mais de mener à bien un projet qui lui tenait à cœur.
De quoi ce projet est-il fait ? Existe-t-il un décalage, une surprise entre ce qu’il était à son commencement et ce qui est advenu à sa fin ? Il faut aller voir de plus près.
Pour commencer, c’est un livre sans texte, un ouvrage où il n’y a rien à lire si ce n’est cette même phrase énigmatique et lancinante que le lecteur connaît vite par cœur. L’étonnement commence là, dès la première page, un simple coup d’œil donne l’impression d’avoir compris qu’il n’y a rien à comprendre, qu’il n’y a aucune nécessité à comprendre quoi que ce soit, qu’il peut sauter des pages, revenir en arrière ou bien aller voir rapidement la dernière feuille pour vérifier qu’il n’y a décidément rien à comprendre mais peut-être quelque chose à apprendre. D’une page à l’autre rien à première vue n’a changé, rien en seconde vue ne doit changer puisque la même phrase sentencieuse et entêtante est toujours là, se répétant inlassablement, mécaniquement.
Que l’on voit et apprenne qu’il n’y ait rien à lire dans ce livre constitue un bon signe : soit on ferme le livre en souhaitant l’oublier (ce qui est, bien entendu, impossible) soit on arrête de voir et on commence à regarder, page par page. C’est alors que le regard se fait contemplation car il s’agit bien de cela : l’ouvrage se présente comme un temple et « con-templer » consiste littéralement à entrer dans le temple, y prendre son temps afin que le regard s’y perde, se promène puis s’ajuste. Alors, contempler le livre I would prefer not to devient une expérience unique et singulière, un voyage immobile mais fascinant.
Calligraphie gauche mais affective : une question de tempo
La première page donne ton et tempo : l’œil ne repère aucune application particulière portée sur la calligraphie. La première phrase tout en haut à gauche sonne d’ailleurs comme un avertissement puisqu’elle est à peine lisible : le regard achoppe sur le verbe prefer qui se présente comme une trace accomplie par une mine mal taillée ou effectuée d’un geste gauche. Il y a en effet de la gaucherie dans cette écriture comme si l’artiste voulait démarquer sa manière d’écrire de celle d’un enfant, mais gaucherie n’est pas gribouillage. Il suffit de dépasser cette première phrase puis la première ligne et la phrase de Bartleby devient intelligible. Peu importe, dès lors, qu’il se trouve dans certaines pages des passages gauches quasi illisibles ou que, parfois, une ligne ne commence pas nécessairement par le début de la phrase. À cet égard, la page 20 est particulièrement réussie en gaucherie et tracés incertains ; en bas à droite, la main a cessé de tracer des lignes, en cet endroit des petits paquets de traces se sont formés, ce même phénomène se répète régulièrement comme l’attestent les feuilles 21, 31, 35, 39 dans lesquelles les lignes deviennent taches.
Quant à la page 61, elle présente un grand n’importe quoi visuel où l’hétérogénéité règne : d’abord une petite écriture qui s’agrandit peu à peu, des lignes qui tanguent sans se courber pour autant, des moments d’illisibilité parfaite. Une même mais dissemblable hétérogénéité se retrouve dès la page suivante puis réapparaît ici ou là, aux pages 66, 91 et 98 par exemple.
Ce relevé des pages peut sembler fastidieux mais il n’est pas anodin puisqu’il révèle des fréquences qui signent moins un rythme qu’un tempo qui se joue entre les feuilles. Le déroulement de la même phrase qui se répète encore et encore décrit des mouvements et des gestes qui ne suivent pas un rythme aux battements bien ordonnés. Plutôt un tempo involontaire et imprévu aux fréquences irrégulières qui dévoilent, par moments, les états d’âme et de corps de l’artiste. En ce sens, une taxinomie des impressions, des sentiments et des pensées qui s’expriment au travers de la main appuyant sur le critérium peut s’esquisser.
Les pages 6, 8, 11, 15, 59, 69, 74 montrent ainsi une écriture qui s’évertue à produire des lignes à peu près droites qui vont s’incurver progressivement. Ce sont des pages d’une intensité remarquable dans lesquelles le tracé révèle des moments de persévérance et de ténacité, des instants de concentration où l’artiste s’obstine et s’astreint à tenir la cadence pour finir la page. Aucune humeur particulière ne se dévoile ici si ce n’est la ferme intention de persévérer dans le projet, une sérénité se dégage même de la page 52 où le graphisme se déploie dans une certaine tranquillité d’esprit : « j’ai un travail à effectuer et je le fais sans sourciller ».
En revanche, cette calme résolution apparente disparaît complètement pour laisser place à des pages où la lassitude puis l’éreintement se montrent. Est-ce un hasard si la fatigue se fait sensiblement ressentir au mitan du projet ? À partir de la page 48, les premières lignes dessinent des droites puis l’implacable mécanique de la fatigue se faisant, la droiture des lignes se modifie. Un regard attentif fait ressentir que l’artiste ne fait rien contre cette modification, il l’accueille et l’accepte de sorte que ce sont des diagonales qui ornent les pages 50, 58, 71, 80, 82, 83, 84, 89… la centième et dernière feuille s’achevant par des paquets de mots.
D’autres pages sont ambiguës, elles allient certainement quelque chose qui oscille entre l’ennui et l’énervement. Ainsi, les pages 20 et 21 sont-elles quasi illisibles, la calligraphie manque de fluidité, elle progresse par hachures et trahit un sentiment de colère qui s’installe, disparaît puis réapparaît aux pages 31, 35 et 39. Ces feuilles coléreuses sont dignes d’intérêt car lorsque la colère affecte l’esprit, elle inhibe et recouvre toute forme d’intelligence, la raison s’endort et laisse place à l’expression de l’affection. D’un point de vue calligraphique, le résultat donne une impression de désordre qui se manifeste à nouveau aux pages 61, 62, 66, 91 et 98. Au milieu de ces feuilles, il faut savoir de quelle phrase il s’agit pour la reconnaître, les mots quelquefois s’enchevêtrent, mordant d’une ligne à l’autre.
Après la colère, une autre impression peut être identifiée, un sentiment qui signerait comme une réponse à cette question : « à quoi bon cette entreprise quelque peu idiote ? » Bien sûr, l’idiotie du projet ne désigne pas ici son imbécillité ou sa débilité ; au contraire elle est plutôt un compliment fait d’admiration si l’on se réfère à l’étymologie du terme. Dans l’ancien grec, idiotès définit un individu qui affirme sa particularité en évoluant à son propre rythme, en ne faisant rien comme les autres, une personne singulière qui vit indépendamment des us, coutumes et règles de la société à laquelle il appartient. Lorsqu’il passe à l’acte, l’idiot s’engage dans des projets originaux, souvent d’une simplicité confondante. Je crois que cette simplicité traverse l’ensemble de l’ouvrage I would prefer not to car l’idiot est un être tellement intelligent qu’il a décidé de cesser de prouver aux autres qu’il l’est afin de mieux suivre ses intuitions et ses désirs. Je ne saurais dire si l’artiste de ce livre est atteint d’idiotie mais je suis sûr qu’il y travaille chaque jour puisqu’on ne naît pas idiot mais qu’on le devient. Quoi qu’il en soit, l’idiot est un contemplatif qui accepte et accueille les temps longs, ceux dans lesquels il ne se passe rien ou pas grand-chose comme dans les moments d’ennui. Plusieurs feuilles, notamment les pages 60 et 72, transpirent d’ennui. Aucun événement particulier ne les anime, l’écriture semble apaisée, quelque peu mécanique, l’espace est relativement aéré. Magnifique l’ennui, une véritable expérience temporelle, un temps long et creux où il ne se passe quasiment rien en raison de la pauvreté et du manque d’intensité des impressions ressenties. À l’instar du scribe Bartleby, l’artiste est en train de recopier sa phrase sans affection remarquable et d’une phrase à l’autre, le temps s’étire placidement sans ressenti particulier qui pourrait faire sortir le copiste de sa torpeur. D’une phrase l’autre, rien ne change, la page va s’achever comme elle a commencé jusqu’à ce qu’une nouvelle impression un peu plus forte, un peu plus vive vienne se substituer à l’ennui.
Cette nouvelle impression, certes peu impressionnante, pourrait être l’abattement. Plus intense que la fatigue, l’abattement annonce une déception, un sentiment de tristesse qui se déploie lentement. L’avant-dernière feuille est de cet acabit, elle n’est que le prolongement de la précédente, la fatigue et la lassitude endurées par l’esprit se sont transmises au corps et réciproquement. La main ne possède plus la fermeté d’antan, elle n’est que l’outil de cette punition que l’artiste s’est infligée en faisant ses lignes, comme s’il en avait oublié son projet. Mais non.
La centième et dernière page est celle de la force retrouvée, le tracé s’est assombri, signe que la main et l’esprit se sont réveillés, qu’un nouveau sentiment s’est substitué à l’abattement. Cette ultime feuille rayonne de calme et de sérénité, animée néanmoins d’un dynamisme que l’on avait perdu de vue. Ce dernier sentiment ne peut être que de la joie, celle de la révélation que ce projet sans fin assignée est en train de s’achever. Pourquoi, en effet, cent pages plutôt que quatre-vingt-dix-neuf, cent-une ou trois cents ? Le nombre cent est un arbitraire, certes symbolique, mais un arbitraire tout de même. L’achèvement de ces cent feuilles désigne simplement que le projet, infini en son essence, a atteint son but. L’ouvrage est terminé mais l’œuvre demeure tel un temple, introduisant en la personne qui l’a contemplée une vague mais persistante idée d’infini.
Événement du hasard, hasard de l’événement
On peut le constater à chaque instant, si l’ouvrage évolue page par page, il n’existe aucune progression d’une feuille à l’autre. Tel est l’une des forces de ce livre étrange : une évolution sans chronologie ni progrès. Les états psychosomatiques de l’artiste se faisant scribe se déroulent sans obéir à aucune linéarité. Là se trouve une originalité absolument singulière, une gageure unique qui se tient là, enfouie dans les méandres de l’ouvrage. À force de tracer des lignes, l’artiste sort de la linéarité de ce que serait un récit pour signifier, d’une ligne à l’autre, ses humeurs et ses pensées. Du coup, l’important se situe moins dans la même phrase réitérée que dans les passages entre les phrases et entre les lignes. Cet ouvrage peut donc se lire comme étant le livre des passages qui traduisent des moments d’accélération ou de ralentissement du temps tel que l’artiste les a vécus.
Et, d’un moment l’autre, voire dans la durée d’un même moment, la vie fluctuante s’invite dans son imprévisibilité, signalant son irruption par des minces mais réels événements portés par la calligraphie. Événements du hasard ou hasard des événements ? Sans doute un peu des deux mais il est certain que la contemplation de la page 44 révèle un événement, un point d’inflexion dans le flux des phrases. Cela se passe à la treizième ligne : au moment d’écrire I would prefer, l’intensité du tracé change subitement, d’appuyé et gras qu’il était, il devient durant un court laps de temps plus léger et plus fin, comme si la mine s’était légèrement cassée ou son angle d’incidence sur le papier s’était sensiblement modifié. Chose curieuse, le phénomène ne se répète qu’une fois, à la page 56, à nouveau sur le verbe I would prefer, quasiment au centre de la feuille. Le même événement portant l’attention sur un « j’aimerais » ou un « je préférerais » (selon les différents traducteurs de la nouvelle de Meville) effectué d’une calligraphie soudaine et similaire. Cet événement – et il s’agit bien du même, la seconde fois venant confirmer, renforcer le point d’inflexion – ne saurait se réduire à son effectuation. Le hasard n’est pas dans l’événement lui-même mais dans ses deux moments d’apparition. L’événement dit autre chose que dans l’instant où il s’effectue. Que dit-il sinon un « j’aimerais » que l’on ne perçoit que si l’on contemple les pages concernées ? Contempler revient alors à capter, à incorporer cet élan amoureux, cette force qui exprime que la vie est en train de se manifester malgré le lancinant passage des lignes. Il y a dans cet événement non pas un message mais une intention vitale qui s’exprime, une volonté non consciente qui cherche à tisser un lien, à entretenir un rapport affectif avec le regardeur de ces deux pages. Et, il a fallu en tracer des lignes afin que cet événement surgisse et affecte la personne qui a pris le temps de regarder ces feuilles.
Quand la page devient image : pour une expérience de l’infini.
À force de contempler toutes les pages, une par une, chaque feuille se fait image, sans doute en raison de la typographie. La mise en page, c’est-à-dire la manière dont les lignes s’agencent, révèle une différence d’une feuille à l’autre. La conséquence est que d’un point de vue typographique, un nouvel événement sourd d’entre les lignes. Un incident, peu récurrent mais remarquable, peut être ainsi observé à la page 53 (au passage, je me permets d’avouer que cette feuille est sans doute ma préférée). Que propose cette page comme événement ? D’une manière progressive, imprécise mais indéniable, des blancs apparaissent d’un trait à l’autre, dans une coupure entre prefer et not to. Appréhendés dans leur verticalité, ces blancs dessinent alors une large ligne inédite, sinueuse et onduleuse. Cette coulure blanche et verticale est l’événement dévoilant qu’une lecture insolite devient possible, qu’une nouvelle vision s’offre au regard transformant la page en image. À nouveau, l’événement déborde le moment où il s’effectue et, ce qui déborde, c’est encore la vie qui passe et s’immisce entre les lignes. Une vie, celle de l’artiste, celle qui anime ses états d’esprit et de corps mais également celle du regardeur, invité à s’engouffrer dans ces blancs verticaux qui creusent l’image, comme s’il y avait dans ces coulures, un infini à questionner ou simplement à expérimenter. Le livre I would prefer not to est bien achevé, la vie, cependant, continuera de s’exprimer par d’autres productions mais cette continuation est nécessairement finie tandis que l’œuvre, par-delà cette fin lointaine et annoncée, restera à jamais marquée du sceau de l’infini.
Des bandes blanches et verticales apparaissent donc ici ou là proposant un autre point de vue qui métamorphose les pages en images. Si l’on appréhende l’espace de chaque feuille comme le support pour un dessin ; alors, chaque phrase, chaque ligne deviennent un prétexte pour construire une image. Est-ce bien l’intention de l’artiste de « faire-image » avec des lignes ? Mais n’est-ce pas là le propre d’une image dessinée ou peinte ? En ce sens, dans l’historique et fructueux débat entre la couleur et la ligne, l’artiste prend parti : en recopiant ses lignes qui deviennent traits, ces derniers dessinent à chaque fois une image différente. On peut en effet affirmer qu’une image existe dès lors qu’une intention consciente vise un objet, qu’il soit explicitement présent ou non dans la représentation. L’image est toujours un acte intentionnel qui désire manifester un objet qui ne se donne pas nécessairement d’une manière exprès mais dont le spectateur ne peut que ressentir la présence, fût-elle invisible. Ce qui est certain est qu’une même intentionnalité se répète d’une feuille à l’autre et traverse l’ensemble de l’œuvre. Dès lors, non seulement ce sont bien des images qui nous sont données à percevoir mais des images artistiques de surcroît puisque la contemplation d’une page nous oblige à suspendre nos habitudes perceptives. Cette suspension est celle de notre temps et de nos espaces quotidiens, chaque image offerte ici propose de nous emporter dans un autre espace, dans un autre temps, ceux-là mêmes qui créent une présence que seul un acte artistique peut engendrer. Par suite, l’objet visé par l’artiste pourrait n’être que cela : expérimenter ce que seraient un espace et un temps infinis par-delà l’achèvement du livre, par-delà la finitude d’une vie.
Cet infini du temps est enfoui dans le temps vécu par une conscience. Par la succession nécessaire de ses instants, le temps signe une différence interne en notre être qui se répète en se différenciant et qui ne se réitère jamais à l’identique durant notre vie. En ce sens, la succession de chaque ligne différente dévoile ce temps vécu qui se répète en se différenciant. Tel est le destin d’une vie fini, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle ne cherche pas à expérimenter cet infini qui la dépasse. L’objet même de I would prefer not to serait dans cette pratique : que l’infini cesse d’être un simple mot ou symbole mathématique pour devenir l’expérience d’une pensée dans et par la création. Ce qui hante et inspire chaque page, ce que rencontre et ce à quoi se cogne chaque image aurait pour nom l’infini.
Expérimenter l’infini.
Nous expérimentons tous un jour l’éternité écrivait Spinoza. Ce livre est le fruit de cette expérimentation plutôt réussie. L’artiste en copiant indéfiniment ses lignes a créé des images dans lesquelles son expérience de l’éternité traverse chaque feuille, embrasse et enveloppe l’ensemble de l’ouvrage. Non pas l’éternité de la transcendance mais l’autre, celle d’un espace et d’un temps infinis dont on ne sait où et quand ils ont commencé et où ils finiront. Contempler les cent images qui composent cette œuvre est une épreuve vertigineuse mais passionnante : expérimenter à notre tour cet infini qui transperce et hante l’artiste, cet infini dont l’origine se situe sans doute dans l’infinité des interprétations possibles de cette mystérieuse sentence : I would prefer not to.
Antoine Réguillon, 2022
« Les âmes flottantes », Centre d’art la Chapelle Jeanne d’Arc. Thouars
avec une création sonore de Thylacine
Évide(m)ment
Le travail de Ladislas Combeuil présenté à La Chapelle Jeanne d’Arc s’organise selon le principe minimaliste du « less is more », issu du modernisme. Ce principe se retrouve à deux niveaux dans la démarche de l’artiste, sur le plan de la mise en forme et sur celui de la mise en espace.
Sur le plan de la mise en forme, ce travail de sculpture est avant tout le fruit d’un évidement de la matière, en l’occurrence le bois, que l’artiste gratte jusqu’à ses couches inférieures pour en faire surgir de nouvelles propriétés plastiques. Pour le dire autrement, c’est le retrait de la matière qui conditionne l’existence de cette sculpture « en creux », un principe d’autant plus affirmé que, dans le cas présent, l’œuvre est positionnée à plat et au sol, sans relief accentué ni saillie. Par ce geste, Ladislas Combeuil renoue avec le traditionnel dégrossissage de la sculpture, en le poussant jusqu’aux extrêmes techniques que sont l’ajourage, le percement ou, dans le cas présent, la mise à nu de la matière. Ce travail s’oppose en cela aux pratiques de l’assemblage et de l’accumulation, qui engagent la sculpture contemporaine dans un rapport de frontalité.
Sur le plan de la mise en espace, l’évidement se joue aussi dans l’effacement de cette sculpture-plancher, qui vient épouser le sol de l’édifice pour devenir l’un des éléments de son décor. Dans cette configuration, la sculpture assume pleinement son rôle d’élément fonctionnel et décoratif, en agissant directement sur les conditions d’usage et de visite de la chapelle. La sculpture se pratique simultanément à sa perception visuelle, puisque le spectateur doit la parcourir dans toute sa longueur pour la voir, à moins de pouvoir monter jusqu’à la tribune, qui permet de l’observer depuis un point de vue panoramique. En cela, Les âmes flottantes renoue avec le principe de l’in situ entendu dans sa définition première, plus scientifique qu’artistique : un phénomène observé à l’endroit où il se déroule, dans un milieu qui lui est quasi naturel.
L’appréhension de l’œuvre se fait par une approche sensible directe, que renforce l’écoute de la composition sonore de Thylacine. La mise à nu de l’espace architectural, la désaffection des murs comme surface d’exposition, la localisation inhabituelle de l’œuvre au sol, imposent une présence artistique singulière, qui ne sublime pas plus l’architecture que celle-ci ne contient l’œuvre. La radicalité du parti-pris de l’artiste se fonde à la fois sur la disparition de sa création, mais aussi sur l’immersion de celle-ci dans son contexte architectural, établissant ainsi un rapport d’interdépendance entre l’œuvre et son environnement. En cela, Les âmes flottantes peut être considérée comme une oeuvre manifeste, parfaitement inscrite dans les principes édictés par le sculpteur Siah Armajani : « La sculpture publique n’est pas ici pour rehausser l’architecture, dedans ou dehors, pas plus que l’architecture n’est là pour loger la sculpture publique, dedans ou dehors. Elles sont destinées à voisiner » {note}.
Paysages
Cet évidement conjoint de la matière et de l’espace produit des effets visuels d’une grande efficacité, issus des opérations de mise en œuvre du matériau : grattage, rabotage, vernissage, mise à plat, escamotage… Ce sont ces gestes successifs qu’immortalisa Caillebotte dans Les Raboteurs de parquet (1876), célèbre toile dans laquelle se devine la mise à nu de la surface picturale. À La Chapelle, ce travail de la matière contribue à sublimer le contreplaqué, matériau d’usage très courant qui, transformé par l’artiste, s’impose comme l’un des éléments du décor sophistiqué de l’édifice. Paradoxalement, cet anoblissement se fait par la dégradation de la surface du matériau, dont la dimension manufacturée disparaît au profit de sa matière brute. C’est bien le bois, sa filiation à l’arbre et à la forêt, qui intéresse Ladislas Combeuil : en témoigne le paysage qui se dévoile aux pieds de tous ceux qui foulent cet extraordinaire parquet.
En parcourant l’espace, on réalise en effet que l’ensemble des motifs tracés au sol forme l’image d’un immense paysage, à la lisière de l’abstraction. Seule une vision en hauteur, depuis la tribune, peut en donner toute l’étendue, ce qui renvoie à la définition classique du paysage en tant qu’étendue spatiale couverte par un point de vue unique.
Depuis ce point de vue global, l’espace de la chapelle se présente dans une continuité que l’œuvre vient à la fois souligner et révéler. La boucle sonore composée par Thylacine s’impose comme une strate supplémentaire, qui contribue à ouvrir l’espace physique et mental. Le paysage ainsi suggéré par l’image et le son s’apparente à une vaste étendue plane et sans limite, en opposition aux espaces fragmentés de notre monde contemporain. Dans la crypte, un retour s’opère vers une forme plus usuelle de contemplation et de (re)présentation du paysage.
On y découvre quatorze tableaux de la série Sur les cimes, réalisée en 2021. Ces tableaux, créés à partir de planches de contreplaqué gratté et peint, forment un ensemble unitaire, constitué de variations autour d’un paysage qui paraît désertique, rocheux et accidenté. Au contraire de l’installation présentée dans la nef, ces images verticales, de format plus commun, ne bouleversent pas nos critères habituels de perception. Si la technique est bien la même, l’expérience proposée au visiteur est tout autre. Le retour vers un format propre à la peinture de chevalet, la continuité des images et leur présentation verticale offrent au regard un répit, et peut-être une clef supplémentaire pour comprendre et apprécier la vaste installation déployée dans la nef.
En 1785, Alexander Cozens publiait sous la forme d’un court traité un manuel à l’usage des jeunes peintres, dans lequel il proposait d’utiliser la tâche et le hasard comme préalable à la composition de paysages. À bien des égards, Ladislas Combeuil semble réactualiser cette méthode, qui fût inventée par Léonard de Vinci et reprise au XXe siècle par les surréalistes. Il n’est pas ici question de copier la nature pour en donner une représentation fidèle et perspectiviste, mais plutôt de s’inspirer de ses mouvements biologiques et organiques, afin de traduire la complexité des phénomènes qui la composent. Avec cette méthode, l’artiste entend faire surgir aléatoirement les images de la matière même, en se préoccupant le moins possible des principes codifiés de la composition traditionnelle. Dans la série Sur les cimes, le regard se saisit ainsi des mouvements générés par les strates du bois, qu’une ligne sinueuse et irrégulière vient distinguer du fond peint. Cette ligne ne marque aucun horizon, mais se constitue comme une simple frontière spatiale entre deux plans. La composition de ces paysages rappelle singulièrement les Forêts de Max Ernst, également construites sur un unique plan frontal et formées de surfaces de papier préalablement grattées et positionnées les unes à côté des autres. Mais au contraire de Max Ernst, qui utilise le plancher comme matrice pour créer des formes végétales, Ladislas Combeuil se saisit directement de son matériau comme support et « milieu » au sein duquel surgissent des concrétions organiques, évocatrices d’un paysage étrange et primitif.
Présences-absences
L’absence de figure humaine dans ces paysages est marquante, comme l’est aussi celle du relief dans la nef de la chapelle. La notion de « retrait » est centrale dans cette proposition artistique, ce qui fait de l’absence le véritable sujet de l’exposition. Son titre même, Les âmes flottantes, questionne directement cette présence-absence. Il est aussi le titre d’une peinture qui se découvre au cours de la visite, discrètement accrochée dans le transept de la chapelle. Cette peinture, constituée d’une succession de couches et de strates, est le fruit de plusieurs années de travail. Sa facture résulte d’un très long processus, perceptible à travers les strates picturales qui la constituent dans son épaisseur et sa matérialité. L’oeuvre évoque de façon symbolique le passage du temps et la mémoire des gestes. Ses halos fantomatiques soulignent la présence d’autres traces visibles sur les murs de la chapelle. Elles sont les témoins discrets de son passé, dont elles préservent une mémoire plus intime et mystérieuse, qui complète et enrichit l’histoire du monument. Sensible à ces aspérités, l’artiste en a fait l’un des moteurs de son projet, qui rend lisible par le jeu de la mise en espace ces histoires secrètes et oubliées. À l’instar d’un manuscrit palimpseste maintes fois gratté, les œuvres de Ladislas Combeuil mettent ainsi en évidence les traces de ce qui a été. Ces « âmes flottantes », qui habitent les murs de la chapelle, nous rappellent qu’une œuvre n’est que la mémoire d’un mouvement qui la précède, et qu’elle porte en elle-même l’empreinte d’un temps antérieur, avec lequel elle finit par se confondre.
Guillaume Lasserre, 2021
« Demeure », Les arts au mur, Artothèque de Pessac
Commissariat : Anne Peltriaux et Corinne Veyssière
Les œuvres de Ladislas Combeuil (né en 1989 à Vannes, vit et travaille à Claix, en Charente) répondent à une recherche plastique qui puise ses formes dans une relecture constante de l’histoire de l’art. Celle-ci se lie plus ou moins fidèlement dans les sculptures qu’il élabore. A l’artothèque de Pessac, il détourne « Melancolia I », la célèbre gravure sur cuivre d’Albrecht Dürer (1471 – 1528), datée de 1514, œuvre emblématique intégrant une multitude de symboles qui sont autant d’énigmes ayant suscité de nombreuses interprétations au fil des siècles. L’image pourtant sert de simple point de départ, prétexte à une interrogation sur le statut même de l’art. Point de Polyèdre ici comme celui figuré dans la gravure au bas de l’échelle, sans nul doute la forme la plus représentée par les artistes, et que Ladislas Combeuil a lui-même déjà revisité dans une série de sculptures précédente. La forme, trop évidente en tant que représentation, est écartée. L’artiste s’intéresse à d’autres éléments présents dans la composition, qu’il tord, manipule, décontextualise, réduit à leur simple dimension de matériau. L’échelle, la sphère, le carré magique, la chauve-souris, la roue de meunier deviennent les éléments d’un travail qui diffère du précédent dans lequel il transposait jusque-là formellement des œuvres iconiques de l’histoire de l’art à l’aide de toile et de bois. Ici, il n’est en rien mimétique. Dénommée Demeure, l’installation qui occupe la salle d’exposition de l’artothèque de Pessac est un « foyer, un habitat mais aussi ce qui reste sans bouger » confie l’artiste. Les figures fragmentées, composées d’acier rouillé et de contreplaqué arraché, abîmées de façon délibérée, donnent à cette demeure une indéniable empreinte mélancolique. Le visiteur est plongé dans un espace indéfini dont on ne sait s’il est en construction ou en ruine, s’il a vécu ou s’il s’apprête à vivre, un non-lieu entre la ville et la périphérie, un entre-deux dans lequel le temps serait suspendu.
La sphère qui occupe le premier plan en bas à gauche dans la gravure de Dürer apparaît moins noble ici. Elle se perd au milieu d’un tas de sciures de bois dont elle est elle-même constituée, restes de contreplaqué arraché, posés dans un coin. Tout près, le long du mur, l’escalier sur lequel est posé un masque à la patine rouille – semblable aux masques, protecteurs des maisons en Inde et au Népal que l’artiste a ici substitués à la chauve-souris de la gravure -, et une corde, ne conduit nulle part, à moins que sa destination, étrange, ne soit le cadre en acier et verre brisé qui le surplombe. Le « Carré magique », devenu ici sculpture autoportante, se devine enfoui sous un imposant tas de clous rouillés, réminiscence des quatre pointes présentes sur la gravure que l’artiste multiplie à foison, tandis que le mur attenant est saturé par vingt-six panneaux d’acier et de contreplaqué arraché, répartis en deux rangés. L’artiste semble ici revisiter l’ornement, interroger le motif. La partie visible du contreplaqué arraché au ciseau à bois exprime toute la violence de l’acte. A l’avant des panneaux, la sculpture des échelles elles aussi en acier, multipliées par l’artiste comme il a multiplié les clous, évoque les nombreux chemins possibles qui sont autant de lectures de l’installation. Non loin, des parpaings en acier occupent l’espace. D’autres parpaings en contreplaqué et en verre avec copeaux, semblent leur répondre. Une « sculpture poulie » est accrochée sur le dernier mur.
La « demeure » de Pessac évoque un cabinet de curiosité, un champ d’expérimentation perpétuel qui réinterroge sans relâche l’histoire de l’art à travers la création plastique. Car Ladislas Combeuil pratique la peinture mais, à la manière de l’artiste américain Carl André qui travaille des matériaux bruts et industriels tels des plaques de métal ou des billots de bois, axant sa réflexion sur la notion de sculpture détachée de toute référence à l’architecture, repoussant, à travers l’utilisation d’éléments standardisés et combinatoires de la construction industrielle, l’idée même de composition traditionnelle. « J’ai commencé par la peinture et je suis arrivé à la sculpture avec les matériaux de la peinture » précise-t-il. Les coups de pinceaux de Combeuil sont des coups de ciseaux à bois. « C’est physique et assez violent (…) J’arrache la première couche de contreplaqué pour laisser paraître le côté marron, la colle entre chaque strate » poursuit-il. Il ramène ainsi l’œuvre à la matière, en la sortant de son contexte, la réduit à son aspect matériel. Pour autant, en faisant le choix de remettre la pièce au mur, il la replace inexorablement dans la peinture, dans une sorte de mise en abîme qui ouvre sur une nouvelle réflexion. Le faire, le labeur, la besogne de l’atelier, le statut même de l’artiste, l’histoire de l’art, c’est tout cela que questionnent ses sculptures non sans ingéniosité et ironie. Ladislas Combeuil construit une œuvre immersive dans laquelle le visiteur est invité à faire une expérience réelle, physique, perceptive d’un espace qui, réinventé par l’artiste, appelle à un nouvel usage de la salle d’exposition.
Irwin Marchal, 2021
« Aurore », Chapelle de Bouricos, Pontenx les Forges – La Forêt d’art Coontemporain
Depuis fort longtemps, les créateurs, les artisans et les artistes ont déployé leurs savoir-faire dans les lieux de culte, les lieux sacrés, dans les temples et les églises. En nous incitant à lever les yeux vers les plafonds, les voûtes et les charpentes, ils nous ont donné à voir des symboles, invités à reconnaître des récits religieux ou des mythes ancestraux, permis de découvrir des jeux possibles entre l’art et l’architecture et en somme ont tenté à leurs mesures, de relier le ciel et la terre. Pour la chapelle de Bouricos, l’artiste Ladislas Combeuil a souhaité s’inscrire dans cette tradition en recouvrant l’ensemble du plafond de la chapelle d’un grand moucharabieh rétro-éclairé.
Objet architectural originaire des pays du Maghreb mais également présent au Moyen-Orient et en Inde, le moucharabieh a pour fonction principale de créer de l’ombre, de rafraîchir les habitats et de voir sans être vu. Dans l’esprit de l’artiste, c’est essentiellement la relation que le moucharabieh entretient avec les mathématiques, la symétrie, la répétition du motif qui l’intéresse, convoquant par là-même une présence matérielle et décorative faite de pleins et de vides, de surfaces ajourées, de figures répétitives et complexes entre géométrie et formes organiques.
Intitulée « Aurore », cette proposition de Ladislas Combeuil invite tout un chacun à une contemplation active, à méditer sur sa propre présence au monde et à spéculer sur les grandes intrigues : le fini et l’infini, la partie et le tout, le réel et le néant.
Michel Gathier, 2020
Exposition «La peinture comme lieu», Le narcissio, Nice
Tout saisir par son contraire, dévoiler le négatif en retrait d’une image, assécher celle-ci jusqu’à ce qu’il n’en reste que l’os du cadre. Tel serait le propos de l’œuvre de Ladislas Combeuil si ce parti pris n’était lui-même soumis à l’histoire de la peinture, de la sculpture voire de l’architecture. Par effet de boomerang, la peinture invoquée rebondit alors sur autre chose, sur des signes, les incidences de l’histoire de l’art et de ses impensés qui eux-mêmes dérivent d’autres pratiques pour lesquelles l’artiste interprète d’audacieuses variations.
Si Ladislas Combeuil, dès sa sortie de l’Ecole des Beaux Arts d’Angers en 2015, déconstruit de façon magistrale la peinture, ce n’est pas pour exhiber sa structure ou son inconscient comme l’aurait fait Supports-Surfaces mais plutôt dans l’idée de repérer, dans d’autres temps et d’autres champs, des volumes neutres qui prennent forme. La peinture devient ainsi en elle-même ce lieu qui se charge de l’apport du temps et qui, avec lui, se transforme, prend du relief et redéfinit un espace.
Le fil conducteur de l’exposition sera donc bien, en creux, la peinture. Celle-ci disparaît pourtant dans le fil des volumes pensés autrefois par Dürer, puis par Giacometti et Tony Smith. Chacun d’eux s’inspire d’un objet poli, anguleux, indéfini et parfois en désaccord avec leur travail habituel. Ces œuvres demeurent des hypothèses comme hésitantes quant à la validité de ce que peinture ou sculpture pourraient définir.
Cette hésitation Ladislas Combeuil l’exprime par son contraire, dans la solidité des pièces exposées, les châssis qui s’imposent, l’envers des toiles nues en guise d’ élaboration spatiale. Un dispositif qui aurait pu évoquer la fresque ou le bas-relief mais duquel surgit toujours d’autres mémoires comme si l’artiste traquait, au delà de la forme, de la couleur et de l’espace, l’essence même de la peinture et que celle-ci se localisait dans un ailleurs toujours renouvelé.
Celle-ci est donc bien un lieu. Indéterminé, il localise les éléments de la progression d’une histoire comme ceux d’une incertitude. Qu’en est-il de l’art, de ce qu’il donne à voir et de ce qu’il cache, ou bien de ce qu’on ne perçoit pas ?
Ladislas Combeuil, non sans poésie et humour, dépeint la peinture à coup de ciseaux à bois; il joue de l’illusion et d’un idéal impossible en créant des pièces parfaitement structurées dans un espace pensé et maîtrisé. Il doute de la validité de la couleur. Il fouille les racines de l’art et étale, sur le sol ou les murs, les reliquats de ses découvertes et le murmure du temps.
Christophe le Gac, 2016
Exposition « Silhouettes mimétiques », Galerie Silicone, Bordeaux
Pour sa première exposition personnelle, Ladislas Combeuil investit tous les espaces de Silicone. L’artiste, sorti des Beaux-arts d’Angers en 2015, profite de cette invitation pour produire de nouvelles pièces et reconfigurer de plus anciennes.
Depuis, entre autres, « Citadelle », une imposante sculpture composée d’un ensemble déstructuré de volumes architectoniques façonnés en bois, agrafes et toiles, de dimensions variables et recouverts d’un blanc acrylique, le travail de Ladislas Combeuil oscille entre peinture et sculpture.
Dans l’exposition bordelaise, il met à profit ses expériences en la matière. L’entrée des visiteurs est perturbée par une sorte de labyrinthe constitué d’une multitude de châssis entoilés. Son nom, « Pensées pour moi-même 2 », évoque le travail d’un Richard Jackson et défie les lois de la traduction picturale. Une fois passé l’obstacle, l’amateur d’art se verra confronté à plusieurs panneaux de contreplaqué sculpté redessinant l’espace. « Claustra » évoque les séjours de l’artiste en Inde et sa passion pour la scie sauteuse et les abrasifs. A l’image de ses mains après de longues heures de travail, les supports ne sont pas lisses mais pleins d’aspérités.
Toujours à la limite de la destruction, certains classiques de la sculpture moderne et contemporaine sont jetés en vrac le long du mur. Grises, confectionnées avec les matériaux de prédilection de l’artiste, elles rendent hommage au corpus d’œuvres avec lequel il a fait ses armes. En même temps le « mal fait » volontaire de ces volumes, la neutralité grisâtre de leur surface et leur installation foutraque dans l’espace montrent sa volonté de dépasser cet héritage. Tout au moins il essaie de les démystifier.
Une nouvelle proposition, « Studiolo », est constituée d’un faux plafond et de copeaux de contreplaqué posés au sol. Cet ensemble accentue la confusion recherchée par l’artiste, entre peinture, sculpture et architecture.
D’autres surprises, placées ici ou là dans les différents espaces de Silicone, viennent rythmer l’exposition.
Manifestement, Ladislas Combeuil dépasse les dualités sculpture/peinture, volume/surface, forme/concept.
Fil conducteur depuis ses débuts, l’opposition entre l’art conceptuel et le « fait main » n’aurait plus lieu d’être étant donné sa dissolution postmoderne, moderne, postinternet, enfin comme vous voulez (rire !).
Pleines de distance et de savoir-faire, les œuvres de Ladislas Combeuil interrogent l’histoire de l’art, le labeur de l’artiste dans son atelier, son statut d’artiste, le tout enrobé d’une indéniable ironie et de beaucoup d’humour.
Julie Crenn, 2015
« Un artiste original ne peut pas copier. Il n’a donc qu’à copier pour être original. »
Jean Cocteau – Le Coq et l’Arlequin, 1918.
En revenant et en manipulant l’histoire de la sculpture moderne et contemporaine, Ladislas Combeuil questionne le statut de la sculpture. De Constantin Brancusi à Raphaël Zarka en passant par Donald Judd et Richard Serra, il est à la recherche de nouvelles formes et de nouveaux dispositifs spatiaux.
Ainsi, il travaille les silhouettes des œuvres de ses aînés, non pas en prélevant de la matière, mais en la découpant pour en restituer le dessin. Au moyen de baguettes de bois et de toile de lin, il refaçonne les formes d’Albrecht Durer ou de Frank Stella ( Formes en transit). Les éléments du support de la peinture (châssis et toile) sont détournés au profit d’une relecture du volume et de son histoire. Les références servent de base de travail pour produire un dépassement, une traduction.
Plus récemment, l’artiste se concentre sur les motifs ornementaux présents dans l’architecture arabe ou encore les vitraux ou les sols de bâtiments anciens. Les motifs sont décontextualisés et reconsidérés d’un point de vue matériel. Ladislas Combeuil procède à un travail d’ajourage du bois pour faire naître ses Moucharabieh et Claustra. Les panneaux sculptés peuvent être associés pour redessiner l’espace d’exposition en formant un parcours où le regardeur, à la fois caché et visible, se perd dans une profusion de motifs.
Accrochées directement au mur, les œuvres ajoutent une réflexion sur la peinture.
Une réflexion qui traverse sa pratique depuis quelques années, en 2012 il construit une paroi en assemblant des dizaines de toiles enchâssées, barbouillées de blanc et retournées. Pensées pour moi-même atteste à la fois d’un hommage et d’un refus de la peinture. Seule la forme subsiste.
Avec un soin particulier accordé aux mathématiques et à la géométrie, l’artiste respecte les notions de symétrie et les questions de proportions de la composition. Une donnée que nous retrouvons avec la pièce Sierpinski (hommage au mathématicien polonais), où, sur le sol, sont disposés des octogones en béton. Ils forment un ensemble à la fois normé et décoratif. Ou encore avec l’œuvre intitulée Brise Lame, où l’artiste choisit de conserver les arrêtes du dessin d’un brise lame, pour le traduire au moyen de barres en acier rouillé.
Au fil des œuvres, Ladislas Combeuil installe une confusion entre des dimensions mathématiques, fonctionnelles et ornementales. En prélevant dans différents domaines, il ouvre les formes de la sculpture pour en prolonger et réactualiser l’histoire.